L’extérieur doit rester dehors
À la lisière d’un lotissement belge, Rinus Van de Velde a fait construire un atelier radical : un espace presque hermétique, doté d’une seule fenêtre. Conçu par le bureau OFFICE Kersten Geers David Van Severen, le bâtiment traduit la volonté de l’artiste de se retirer du monde extérieur pour nourrir son propre univers intérieur. Pas de transparence ni de grands vitrages, mais un volume sobre, presque abstrait, où chaque ouverture, chaque proportion est pensée pour servir l’introspection. Ce lieu de création, à la fois refuge et manifeste, explore la frontière entre art et architecture, entre mise à distance et regard cadré sur le réel.
Rinus Van de Velde, vous créez des espaces en polystyrène et en carton. Vos alter ego qui apparaissent tantôt dessinés au fusain, tantôt en céramique grandeur nature, ou bien encore dans des films, vivent les aventures les plus folles : perdus dans le désert avec un attaché-case ou seuls au beau milieu d’une forêt en train de faire rôtir un cochon de lait à la broche. Quel est le lien entre vos médias artistiques et les matériaux que vous utilisez ?
Rinus Van de Velde (RVdV) : Je raconte des histoires. J’ai commencé avec des dessins au fusain. J’avais 20 ans. À l’époque je voulais atteindre un niveau de maîtrise totale dans une discipline pour pouvoir y évoluer en toute liberté. Dix ans plus tard, je m’ennuyais ferme et je ne maîtrisais toujours pas complètement le dessin au fusain. Ensuite, je suis devenu papa et ai gagné en assurance. En tant que jeune artiste, j’avais du mal à croire qu’un cendrier en céramique pouvait être de l’art. Après 20 ans dans le monde de l’art, je me suis dit que le moment était venu de faire ce dont j’avais envie. C’est comme ça que j’ai découvert d’autres médias artistiques. Mais l’idée de départ reste la même : faire comme si je vivais une autre vie.
Vous avez décidé de faire construire une maison en bordure d’un lotissement, dans une petite ville belge, tout en vivant à Anvers. Est-ce que cela fait partie d’une de vos narrations ?
RVdV : Cela faisait longtemps que je voulais une « maison de campagne ». La forêt ou la nature, la vraie, ont quelque chose de trop dangereux pour moi. J’ai grandi ici à Louvain. Alors j’ai poussé la porte d’OFFICE avec mes dessins sous le bras. J’imaginais beaucoup de surfaces vitrées, une construction dernier cri, et puis Kersten a dit...
Kersten Geers (KG) : Beaucoup trop banal !
RVdV : À la place, il a proposé de placer une fenêtre pour encadrer ce terrain en friche qui se trouve à l’arrière de la maison, et de transformer ainsi la nature en oeuvre d’art. Il m’a tout de suite convaincu.
KG : Il voulait une maison de campagne. Sa décision était prise. Et l’extérieur devait rester dehors. Parce ce que c’est surtout cela qu’il recherchait : un lieu où se retirer.
Par contre, il faut nous expliquer comment vous êtes passés d’une maison moderne tout en verre à un atelier avec une unique fenêtre !
RVdV : Je n’ai pas besoin de la lumière du jour pour peindre. Je ne suis pas un impressionniste. Et le débat sur la fameuse lumière du Nord est dépassé. Chaque oeuvre d’art est perçue de manière différente selon l’environnement où elle est exposée. La lumière du Nord est-elle présente dans un appartement ou dans une galerie d’art ? Et puis l’éclairage artificiel marche très bien aujourd’hui !
Et pourtant, la lumière ou l’absence de lumière joue un rôle central dans vos oeuvres...
RVdV : Dans la composition, oui. Et dans la manière dont elle a été utilisée dans l’histoire de l’art. Mais elle n’est pas importante quand je travaille dans mon atelier.
KG : En fait, l’atelier idéal pour Rinus est davantage un « anti-atelier ». Quand je l’écoute parler, je me rends compte qu’en architecture, tout converge souvent en un seul point et finit par faire sens tout d’un coup. C’est peut-être ce qui fait sa beauté, comme celle de l’art aussi. On peut apprécier l’architecture et l’art pour des raisons similaires ou différentes, mais les valeurs exprimées sont les mêmes. Et on n’est pas obligé d’entrer dans la tête des gens pour les comprendre. Mais parfois, on ne comprend ce qui fait sens pour quelqu’un qu’au moment où il t’en parle.
Cela veut-il dire qu’il existe, dans le processus de conception et de construction, deux perspectives qui finissent par converger ? Donc, ni réalisation personnelle, ni travail sur commande, mais toujours les deux ensemble ou aucun des deux ?
KG : L’architecture n’a rien de compliqué en soi. Elle est complexe par nature mais découle de principes clairs. Je crois que le travail d’OFFICE est finalement très incompris. Les gens nous perçoivent comme trop abstraits, trop géométriques. Alors que ce qui compte le plus pour nous, c’est l’authenticité. L’édifice doit être vrai, réel. Il n’y a rien de pire au monde que de se trouver dans un endroit et se demander : « Qui est l’abruti qui a conçu cet espace? ». Alors qu’on devrait tout de suite sentir que tout fait sens.
Cela signifie-t-il que la forme dépend de la fonction ?
KG : Non, je ne dirais pas cela. La fonctionnalité est un vestige des années vingt : la cuisine de tant de largeur, la porte sur la droite, etc. En ce qui me concerne, j’aimerais qu’on revienne à une idée plus ancienne, à savoir la disposition des espaces. Les pièces ont une certaine hauteur, les fenêtres ont des proportions précises, et on y entre depuis l’extérieur. Peu importe la place du canapé, ou si la pièce, conçue comme un espace de vie, devient un bureau. Une bonne architecture crée des espaces confortables où les gens se sentent bien.
Et protégés aussi ?
KG : Je pense que l’on établit toujours une relation avec le lieu où l’on se trouve. La protection peut prendre des formes très particulières : la maison que nous avons construite en Espagne a juste un toit, pas de murs, mais une nature tellement luxuriante autour, que l’on se sent tout de suite seul avec soimême. Alors qu’ici par exemple on n’a pas, à première vue, l’impression d’être en lien avec ce coin de terre.
Mais l’art ne nécessite-t-il pas un échange avec le monde ?
RVdV : Je viens de terminer un livre de Werner Herzog. Il écrit : « Regardez le ciel, même les étoiles sont en désordre. » Ce monde-là m’inspire peu. C’est pourquoi je renonce aux grandes fenêtres et à une connexion avec le monde extérieur. Beaucoup de mes oeuvres montrent des maisons sans fenêtres. Bien sûr, je vis ici, et la réalité s’infiltre à l'intérieur. Mais en tant qu’artiste, je ne réagis pas au monde extérieur de manière politique. Je m’inspire de livres et de mon imagination. Je reste assis dans mon atelier, je réfléchis. C’est comme ça que les idées me viennent. Pour moi, le véritable artiste est celui qui crée, seul, son propre univers.
KG : Nous voulions prendre cette idée au sérieux mais sans tomber dans la caricature. D’où ces escaliers accrochés à la maison. Quand ils sont remontés, on ne peut pas rentrer. C’est le principe du pont-levis. Deux auvents, l’un fixe, l’autre mobile, protègent des regards indiscrets t OFFICE Kersten Geers out en créant des espaces extérieurs abrités. L’ensemble évoque une boîte en carton, un objet et un matériau récurrents chez Rinus. Atelier et habitation ne sont pas communicants.
RVdV : Un escalier intérieur aurait pris trop de place ! Je préfère utiliser l’espace pour accrocher et disposer mes oeuvres. J’aime que mon atelier soit un espace public, séparé de mon espace privé.
KG : La partie arrière du terrain deviendra un jardin ouvert au public. Avec l’atelier au rez-de-chaussée, il renforce l’idée que le bâtiment n’est pas seulement l’expression d’une vision architecturale personnelle, mais qu’il a aussi une fonction sociale. Dans une zone inondable en plus.
"C’est peut-être ce qui fait la beauté de l’architecture, et de l’art aussi : on peut les apprécier pour des raisons similaires ou différentes, mais les valeurs exprimées sont les mêmes."
Est-il possible de construire dans des zones à risque d’inondations ?
KG : Il faut en tenir compte bien sûr. Pour cette raison, l’atelier se trouve à une hauteur de 1,20 m. En-dessous de cette ligne, la façade est perforée, ce qui permet à l’eau de passer à travers. Avec ses « ponts-levis », le bâtiment ressemble un peu à une arche de Noé.
Une arche de Noé pour se retirer du monde...Avez-vous besoin de solitude pour exprimer vos nombreuses personnalités artistiques ?
RVdV : Une de mes expositions inspirée de Joseph Cornell s'intitulait « Armchair Voyager » (en français « voyageur en fauteuil »). Cornell vivait à New York avec sa mère et ne sortait jamais de chez lui. Dans sa cave, il construisait de petites boîtes en bois à l'intérieur desquelles il créait des univers miniatures. On peut tout à fait rester assis sur son fauteuil ou son canapé et faire des voyages magnifiques. C’est même plutôt une belle vie.
Est-ce que ce sont vos alter ego qui vivent les aventures à votre place ?
RVdV : Au début, je n’avais qu’un alter ego. À chaque expo correspondait un chapitre de sa vie. J’avais une série de carnets où je notais des détails du style : j’ai actuellement tel âge, j’ai un chien qui s’appelle XY. Mais comme je voulais voyager librement dans l’espace et le temps, j’ai tout balancé et décidé qu'à partir de maintenant, tout était possible. Je peux être joueur d’échec, tennisman, être ami avec Claude Monet. Et j’ai le droit d’échouer, d’être un anti-héros. C’est tellement mieux : zéro stress. Il n’y a rien de plus humain que d'imaginer être quelqu’un d’autre. Les enfants le font tout le temps. La possibilité qu'ont les humains de pouvoir rêver et fantasmer est un véritable don. Parce que l’on peut vivre beaucoup plus de choses dans sa tête que dans la réalité.
"La possibilité qu’ont les humains de pouvoir rêver et fantasmer est un véritable don. Parce que l’on peut vivre beaucoup plus de choses dans sa tête que dans la réalité."
Ne passe-t-on pas déjà trop de temps dans ses pensées ? Ne devrait-on pas davantage se concentrer sur les expériences sensorielles ?
RVdV : À 14 ans, j’ai fait une excursion avec mes parents au Grand Canyon, un voyage interminable. Une fois arrivés, je leur ai dit : « je reste dans la voiture ! ». J’étais un ado tellement insupportable qu’ils n'ont pas insisté. Du coup, je n’ai jamais vu le Grand Canyon en vrai et ce n’est que bien plus tard, grâce aux tableaux de David Hockney que je l’ai découvert. Et je vous assure que personne ne le représente mieux que lui. Si j’étais descendu de la voiture, j’aurais probablement été déçu. Il existe tellement de documentaires, de tableaux ou de livres... pourquoi y aller physiquement ?
J’étais à Dallas il y a quelques années, à l’endroit où John F. Kennedy a été tué. On se tient là, debout, et on se demande ce qu’on doit ressentir. Sincèrement, je préfère regarder un documentaire et avoir du temps pour réfléchir à la façon dont cet attentat a changé le monde. Peut-être que c’est différent pour les gens qui aiment voyager...
Vous n’aimez donc vraiment pas voyager ?
RVdV : Non. Pour moi le monde est trop chaotique et parsemé d’embûches. Je n’arrive pas à apprécier la démarche. C'est très pratique de rester chez soi, et plus durable.
"Kersten a proposé de placer une fenêtre pour encadrer ce terrain en friche situé à l’arrière de la maison, et de transformer ainsi la nature en œuvre d’art. Il m'a tout de suite convaincu."
Votre architecture tient-elle compte du changement climatique ?
KG : Je vous mentirais en disant « oui ». Il faut voter pour les bons partis politiques, se déplacer à pied ou à vélo et laisser la voiture au garage chaque fois que c’est possible, réduire nos déchets. C’est ce que chacun peut faire pour lutter contre le réchauffement climatique. Et bien sûr, un bâtiment devrait idéalement pouvoir être utilisé très longtemps. Cela fait dix ans que nous travaillons sur le campus de la Radio Télévision suisse à Lausanne. Et il y a des étudiants qui ne peuvent pas s’empêcher d’être déçus quand ils regardent le bâtiment. Oui, c’est un bâtiment pour la RTS et alors ? Ou est le problème ? À Anvers, c’est un abattoir que l’on a transformé en école. Et tout le monde est ravi de cette « requalification » (il rit). J’ai signé les projets des deux bâtiments et les deux sont issus d’une démarche responsable.
Mais si on s’arrête aux clichés des « bons comportements », on finira par se perdre et par tuer la culture. Et il n’y aura plus que des gestes. Et en très peu de temps, il y aura quelqu'un pour reprocher à Rinus de peindre sur des toiles parce que cela consomme trop de ressources. Ce n’est pas comme ça qu’on sauvera le monde. Les architectes ont un rôle public : que raconte un bâtiment aux gens qui passent devant ? C’est ça notre responsabilité. C’est limité, mais c’est précis.
Il y a-t-il un point où l’art et l’architecture se rencontrent, au-delà des musées et des ateliers ?
KG : En architecture, tout tourne autour du « cadre », il y l'intérieur et l’extérieur. Et peut-être que ce qui compte le plus est le passage entre les deux. Personnellement, j’ai toujours été fasciné par la peinture, par la manière dont une toile peut faire émerger un monde. Piero della Francesca, Ed Ruscha ou Rinus, tous, dans leur diversité, donnent à voir un « dedans » et un « dehors ». Grosso modo, en architecture on fait une distinction entre une approche picturale et une approche sculpturale. Donato Bramante est pictural, tandis que Michelangelo est sculptural. À mon avis, notre architecture tend davantage vers la peinture, car nos bâtiments ont des lignes très simples et se concentrent sur les relations visuelles. La complexité de la forme n’a jamais été importante pour nous.
RvdV : Sur la toile aussi, il y a des hiérarchies.
KG : Parfaitement ! Qu’est-ce qui va à gauche, à droite, devant ? Quelle est la profondeur de la pièce ? Dans les deux disciplines, on cherche des relations, on encadre, on négocie l'intérieur et l’extérieur, on organise les espaces. Et si j’aime tant ce projet, c’est parce qu’il y a un moment où l’émotion arrive. Rien de prétentieux. Rien à voir avec le fait que le bâtiment représente ou non le travail de Rinus. Au final c’est une maison, donc tout va bien tant qu’il s'y sent bien.