“Le projet Stop Béton en lui-même n’existe pas”. Ça commence bien. Hélène Ancion est chargée de mission Aménagement du territoire et urbanisme chez Canopea, l’ancienne Fédération Inter-Environnement Wallonie. Et directement, on comprend que le dossier touche à d’innombrables domaines, implique toute une série d’acteurs et impacte presque tous les Wallons. Bref, un labyrinthe dans lequel il est facile de se perdre. Alors reprenons les bases. Le Stop Béton est le nom simplifié et médiatique du projet de frein à l’étalement urbain à l’horizon 2050 en Wallonie (2040 en Flandre). L’idée est d’empêcher l’artificialisation des sols de tout terrain non occupé, avec une phase transitoire débutant en 2025. Soit demain. Pour ce faire, pas de plan “Stop Béton” donc, mais un SDT, un Schéma de développement territorial. Conçu par le ministre wallon libéral de l’Aménagement du territoire Willy Borsus, il a été présenté au printemps dernier aux communes.
C’est peu dire qu’il a été reçu froidement. Beaucoup de communes ont recalé le texte, estimant notamment qu’elles n’avaient pas eu le temps d’analyser les 270 pages du dossier. Le parlementaire des Engagés André Antoine va dans leur sens et expose ici une partie des nombreux griefs qu’il adresse à Willy Borsus: “D’abord, il n’a pas respecté les directives européennes qui lui imposent une participation des citoyens. Si l’on veut modifier leur cadre de vie dans un État membre, ils doivent pouvoir être informés et réagir. Ici Willy Borsus a prévu une consultation du 30 mai au 14 juillet, en même temps que celle des communes qui avaient jusqu’au 30 juillet pour remettre un avis. Les délais étaient très courts, et de plus en période estivale... Ce qui explique la faiblesse extraordinaire de la participation”.
Il explique ensuite que le gouvernement wallon n’a pas pris le soin de distribuer un résumé non technique du SDT à la portée de chacun. Il ajoute que la liaison de l’aboutissement du SDT à l’adoption de la réforme du Code du développement territorial (CoDT) est aussi bancale. “Le SDT, c’est la cartographie. Le CoDT, ce sont les règles. Comment voulez-vous lier le SDT à un CoDT qui n’est toujours pas discuté au Parlement, et qui n’a donc aucune force de loi? Cette incertitude fait peser un grand risque sur la validité du SDT.”
L’un des piliers de la réforme concerne les “centralités”, ces zones déjà urbanisées qui devront absorber 75 % des nouvelles constructions. Des périmètres censés être définis par les communes elles-mêmes via un SDC (Schéma de développement communal). Elles ont cinq ans pour ce faire, sans quoi le gouvernement wallon le fera à leur place. Pour beaucoup, ces centralités font craindre la mort des villages où l’on ne pourra plus bâtir. Une crainte relayée à Willy Borsus par le quotidien L’avenir et à laquelle il a répondu le 4 août dernier. “Je comprends cette crainte. Cela me donne l’occasion de mettre les choses à plat. On parle ici d’une tendance à échéance de 2050. Ça ne veut pas dire qu’on ne pourra plus construire que trois quarts dans les centres et un quart en dehors. Le SDT est un schéma d’orientation qui traduit une ligne de conduite. On n’enlève la constructibilité sur aucun terrain. On n’enlève aucun permis d’urbanisme. Quand on observe la disponibilité effective des terrains à bâtir dans les 27 ans à venir, on remarque que cette tendance s’inscrit très largement dans ce qu’on observe. Cela étant, on retravaillera cet élément de centralités dans les régions les plus rurales.”
André Antoine se pose également beaucoup de questions quant à cette notion de “centralités”. “Imaginons une commune avec cinq ou six villages, on y privilégie deux centralités. Pour le sol des autres villages, même s’il y a des terrains à bâtir, on ne pourra plus faire construire que sur 25 %. Mais selon quel critère, quelle priorité? Vous avez hérité de deux parcelles de vos parents, vous avez payé des frais de succession, et on vous dit que vous ne pouvez plus bâtir parce que vous n’êtes pas dans les 25 %. Mais sans qu’on ait pu mesurer à l’avance la méthodologie de sélection. Pour moi, cela revient à exproprier un bien privé.”
S’il insiste sur le fait que “le Stop Béton est souhaitable, mais pas comme ça”, le parlementaire des Engagés prédit une pluie de recours au Schéma de développement territorial de Willy Borsus. On en oublierait presque l’objectif principal du texte, la fin de l’étalement urbain. Un objectif qui transpire encore plus dans le dossier de l’IEW, Stop Béton, le territoire au service de l’urgence climatique et sociale, paru en 2019 et écrit par Hélène Ancion. On s’est plongé dedans, tout en discutant avec son autrice, pour comprendre pourquoi selon elle, mais aussi selon l’Europe, la fin de l’artificialisation des sols est essentielle. “L’aménagement du territoire joue un rôle de premier plan dans la résilience face au dérèglement climatique. S’occuper de l’aménagement du territoire, c’est s’occuper du climat.”
Pour commencer, il y a l’eau, et tous les enjeux qui l’entourent. “Les sols étanches et l’absence d’épuration des eaux usées constituent deux menaces majeures, tant pour les eaux de surface que pour les eaux souterraines. Quand l’eau qui s’infiltre est chargée de polluants, les nappes phréatiques en sont affectées. Et quand l’eau ne s’infiltre plus, les masses d’eau souterraines ne se rechargent pas. L’eau se déverse telle quelle dans les eaux de surface, ce qui accentue les phénomènes de pic de crue en cas de fortes précipitations et provoque des inondations.” On l’a vu en juillet 2021, avec des inondations qui ont d’ailleurs participé à la prise de conscience sur l’étanchéité des sols artificialisés. “Avoir à ce point construit dans une région qui est truffée de mini-cours d’eau, notamment sur les hauteurs, ça pose vraiment problème. Et la catastrophe de juillet 2021 a prouvé que cela pouvait arriver”, nous explique-t-elle.
L’étalement et l’artificialisation ont évidemment aussi un effet négatif sur la biodiversité, alors que chaque année les espèces animales et végétales perdent un peu plus leur habitat naturel. Routes, chemins de fer et bâti fragmentent le territoire. “À contrario, la conversion de cultures annuelles en bandes enherbées et de prairies temporaires en prairies permanentes améliorerait les connexions écologiques et contribuerait à la restauration de la biodiversité.” Le dossier objective la nécessité d’un projet Stop Béton, au travers d’une série d’enjeux qu’il serait trop long de citer exhaustivement ici. Mais le texte est accessible sur le site de Canopea.
Il pose cependant une question: qu’est-ce que la ruralité en Wallonie à l’heure où “l’économie numéro 1 de la campagne, c’est l’immobilier”? “Ce sont des chapelets de maisons dispersés dans la campagne? C’est la trame de routes et de “fermettes” dans leur écrin de verdure privatif? Ce sont des processions de voitures, le matin et le soir, pour rejoindre les lieux de travail et les établissements scolaires? Ce sont des prix au m² qui flambent, même et surtout pour les terrains agricoles?” De paysannes, les communes rurales seraient en fait devenues bourgeoises.
À aucun moment le SDT ne dit qu’on va arrêter de construire.
Willy Borsus l’a dit, afin de rassurer les pouvoirs communaux et probablement les citoyens, le SDT traduit une ligne de conduite, et la constructibilité sera encore possible sur tous les terrains. S’il y en a une que cela ne rassure pas, c’est Hélène Ancion. Même si elle espère que le texte passe rapidement au Parlement wallon, elle déplore son manque de poigne. “Le schéma est une sorte d’indication, mais en soi, l’objet juridique est contournable. On peut faire semblant de s’y plier mais poursuivre dans l’artificialisation complète. À aucun moment il ne dit qu’on va arrêter de construire.” D’ailleurs, peut-on imaginer une ruée vers la construction dans les trente années qui viennent, avant l’échéance de 2050? “C’est ce qu’on constate. Il y a même du marketing un peu pervers, en disant que dans dix ans ce ne sera plus possible de construire.”
Le SDT s’accompagne évidemment de nombreuses interrogations autour du logement. Alors que la pression démographique se fait sentir en Wallonie, la réduction des parcelles disponibles fait peur. Notamment au secteur de la construction. “Nous comprenons les objectifs de préservation du territoire, et nous collaborons avec le gouvernement wallon, confie Francis Carnoy, conseiller général chez Embuild (ex-Confédération Construction). Mais nous avons quelques bémols. On a attiré l’attention sur l’importance d’accompagner le Stop Béton de son corollaire indispensable: la densification des zones bâties. Il faut éviter que la fin de l’étalement urbain ne rende l’accès au logement encore plus compliqué. La pénurie de logements s’aggrave, et il ne faut pas l’aggraver encore.”
Avec Hélène Ancion, ils se rejoignent sur l’indispensable rénovation du bâti existant. “On doit accélérer la rénovation pour mettre plus d’habitants dans le bâti actuel, explique-t-il. Mais aussi renforcer l’attractivité des zones bâties. Cela implique des aménagements pour les dissuader de s’éloigner des centralités, via des investissements publics. Enfin, il faut adapter les zones bâties au changement climatique. En cas de fortes pluies, le ruissellement urbain à cause de l’imperméabilisation des sols pouvait causer des catastrophes. Un espace bâti densifié doit donc permettre une gestion de l’eau intelligente.” Il espère également que les centralités seront rapidement définies, et si possible par les communes elles-mêmes. “Pour savoir où concentrer l’habitat. Ces centralités ne devront pas être trop larges mais assez pour absorber le besoin à long terme. On estime l’augmentation des ménages à 10.000 par an en Wallonie jusque 2030. Donc on doit continuer à construire et à créer du logement.” Des données à intégrer dans cette équation plus que complexe. Et ce ne sont pas les seules. On pourrait encore citer les problèmes de mobilité, soulevés par André Antoine et Hélène Ancion, encore intensifiés par une potentielle densification des centralités. “Le réseau de transport est mal pensé, selon cette dernière, et du coup dès que possible, les gens prennent leur voiture. Les bus et les trains ne s’arrêtent plus où la population vit.”
Ajoutons encore la problématique des zones agricoles, pas considérées comme des terres artificialisées, pour laquelle les échéances sont trop lointaines. “On parle toujours du logement comme la raison pour laquelle on continue à construire. Et on ne se tracasse jamais du monde agricole. Pour une agriculture familiale et respectueuse de l’environnement, il faut de l’espace. On doit la soutenir pour éviter l’agriculture intensive. Pour qu’elle continue à nous nourrir et qu’elle se perpétue, on doit absolument passer au Stop Béton. Dès maintenant.” Pour un projet qui n’existe pas, le Stop Béton charrie donc bien des enjeux et cristallise bien des tensions...