La chute de l’Ordre des Architectes : « Un puits sans fond dans lequel on jette 495 euros »

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L’Ordre des Architectes, chargé de superviser 16.000 architectes belges, traverse une profonde crise. Ce qui n’était au départ qu’un conflit interne sur le leadership et la transparence financière a dégénéré en une révolte sans précédent : Belgian Architectural workers United (BAU), une jeune organisation de professionnels de l’architecture, appelle ses confrères à refuser de payer la cotisation annuelle de 495 euros ou à en contester formellement le principe.

« Nous avons l’impression de jeter cet argent dans un puits sans fond depuis des années », a déclaré l’initiatrice Paulien Gekiere dans De Wereld Vandaag sur Radio 1 (VRT NWS, 27 juin 2025). Le BAU propose une lettre type accusant l’Ordre de faillite organisationnelle, de culture de travail toxique et d’ignorer structurellement les problèmes du secteur.

Qu’une organisation professionnelle s’effondre au point que des centaines de membres suspendent publiquement leurs paiements est inédit. Le chaos et la contestation sont deux faces d’une même médaille : un Ordre qui a perdu toute légitimité et n’est plus en phase avec sa base.

Chaos au sommet

La crise a éclaté au grand jour en début d’année. Un audit accablant du service de prévention Mensura évoquait des « dysfonctionnements structurels, un chaos organisationnel et un leadership toxique défaillant » (De Morgen, 28 février 2025). Le rapport décrivait un Ordre prisonnier d’un « hyperconflit » paralysant toutes ses composantes. Des administrateurs s’échangeaient des courriels remplis d’accusations, souvent en copie à l’ensemble du personnel. « Il y a des jeux de pouvoir auxquels je ne veux pas participer », a confié un membre du personnel. Mensura a attribué à la situation la note maximale sur l’échelle d’escalade de Glasl : 9 sur 9 – « Ensemble dans le précipice ».

L’ancien président Jos Leyssens s’était arrogé, selon ses détracteurs, toujours plus de responsabilités, allant jusqu’à gérer lui-même la comptabilité. Il s’est défendu en invoquant un manque de personnel, affirmant qu’il devait « retrousser ses manches ». Il a également déclaré qu’un réviseur avait validé le remboursement de certaines dépenses – y compris un repas dans un restaurant deux étoiles. Malgré cela, le commissaire du gouvernement a déposé plainte auprès du parquet pour suspicion de fraude fiscale.

La méfiance venait aussi du côté francophone de l’Ordre. En février, cette branche a envoyé une lettre retirant sa confiance à Leyssens, accompagnée d’un communiqué de presse. Les architectes flamands n’ont, selon BAU, jamais été officiellement informés de cette démarche. Deux motions de défiance ont finalement été votées. En avril, Leyssens et le vice-président du Conseil flamand ont tous deux été évincés (De Morgen, 9 avril 2025).

Un Ordre sans cap

Pour beaucoup, la crise dépasse les querelles personnelles. « L’Ordre a soixante ans, mais fonctionne toujours comme au premier jour », déclarait un mandataire (De Morgen, 1er juillet 2025). Sa structure – conseils provinciaux, Conseil flamand et Conseil national – est jugée lourde et inefficace. Selon la NAV, l’association professionnelle des architectes, ces niveaux intermédiaires absorbent une grande partie des ressources sans produire de véritables réformes.

La NAV décrit une organisation « divisée, qui néglige ses missions fondamentales et reste engluée dans des querelles interminables » (NAV, 26 juin 2025). L’Ordre agirait trop comme un groupe de pression, alors que sa mission légale est d’abord de superviser les stages, l’accès à la profession et la déontologie. « Il est même incapable de représenter correctement les architectes », estime Steven Lannoo, directeur de la NAV.

Les conséquences sont concrètes. Une étude promise de longue date sur le statut de faux indépendant est restée bloquée un an et demi. « Ce projet de loi est en attente car tout le monde attend une étude de l’Ordre », explique Gekiere. « Une enquête avait été promise il y a un an et demi ; elle n’a débuté auprès des membres qu’aujourd’hui » (De Morgen, 1er juillet 2025).

Faux indépendants et frustrations

Pour BAU, le problème dépasse le dysfonctionnement administratif : il touche au cœur du mode d’organisation de la profession. Le mouvement est né d’un ras-le-bol concernant le système de stage. « Les jeunes architectes doivent effectuer leur stage comme indépendants, mais il s’agit en réalité de faux indépendants », a expliqué Gekiere dans De Wereld Vandaag. « Les bureaux ont beaucoup trop de pouvoir, tandis que la rémunération est en dessous du salaire minimum. »

Emile Van Opbroeck fait partie des 273 architectes ayant formellement contesté leur cotisation. Il explique avoir dû puiser dans ses économies pour pouvoir achever son stage : « Je vois beaucoup d’amis perdre leur passion et abandonner : “C’est fini pour moi.” » Il ne comprend pas pourquoi la cotisation de 495 euros reste obligatoire alors que l’Ordre, selon lui, ne fait rien pour améliorer les conditions de travail ou offrir un quelconque soutien : « L’Ordre est totalement déconnecté de la réalité vécue par ses 16.000 membres » (De Morgen, 1er juillet 2025).

Un besoin de réformes structurelles

Gekiere souligne aussi l’écart entre les moyens de l’Ordre et ses résultats. « L’Ordre dispose d’un budget de fonctionnement de quelque 9 millions d’euros et emploie une cinquantaine de personnes », dit-elle. « Pourtant, les réformes du stage et la lutte contre le faux statut d’indépendant n’avancent pas. »

Avec BAU, Gekiere veut impulser un vrai changement structurel. Le mouvement s’inscrit résolument dans une dynamique internationale. Il collabore avec des réseaux comme The Architecture Lobby aux États-Unis et SAW au Royaume-Uni. Grâce à leur Calculateur de salaire, ils démontrent l’écart entre le revenu d’un salarié et celui d’un indépendant. Pour BAU, l’Ordre doit cesser de « faciliter l’immobilisme » et enfin engager des réformes de fond.

Une action à risque

L’appel du BAU à suspendre le paiement des cotisations n’est pas sans risque, selon la NAV. L’association professionnelle a mandaté un cabinet d’avocats pour étudier les conséquences possibles. Refuser de payer expose à des sanctions disciplinaires, des intérêts de retard, voire, dans le pire des cas, à la radiation de la liste des architectes agréés (NAV, 26 juin 2025). Il reste aussi une incertitude sur la fermeté avec laquelle l’Ordre appliquera d’éventuelles sanctions.

C’est pourquoi la NAV ne relaie pas officiellement l’appel au boycott. « La solution doit venir de l’extérieur », indique l’association, qui a mené des discussions avec le BAU avant de conclure qu’une réforme interne n’était plus réaliste. Elle plaide désormais pour une modification législative sous l’égide de la ministre Eléonore Simonet (MR), qui a déjà indiqué « ne pas hésiter à prendre des mesures supplémentaires » si l’Ordre ne rétablit pas la situation de lui-même (De Morgen, 28 février 2025).

Perte de confiance et vieux réflexes

Le fait que la hausse de cotisation ait surtout visé les sociétés et non les membres individuels n’a, selon la NAV, rien changé à la rupture de confiance avec l’Ordre. L’organisation souligne que de nombreux architectes ont le sentiment que leur argent est absorbé par une structure lourde, sans solutions aux problèmes de fond.

Paulien Gekiere met aussi en lumière un autre point sensible : l’Ordre ne reflèterait pas la réalité du métier. « Nous avons la population d’architectes la plus jeune et la plus féminine d’Europe, mais cela ne se voit pas dans la composition des mandataires », dit-elle. Selon BAU, cette absence de représentation freine toute tentative de réforme et isole davantage l’Ordre des réalités du terrain.

Entre espoir et implosion

Peut-il sortir quelque chose de constructif de ce chaos ? Rien n’est moins sûr. Depuis le départ du président et du vice-président, il n’y a même plus de Conseil flamand pour ouvrir le dialogue. Pour les critiques, ce n’est pas une phase transitoire, mais le symptôme d’une organisation qui a depuis longtemps abandonné ses missions essentielles et n’avance plus. « Ce n’est pas juste une mauvaise passe », a déclaré Paulien Gekiere. « Cela fait longtemps que l’on constate que l’organisation ne fonctionne plus » (De Morgen, 1er juillet 2025).

Pour Emile Van Opbroeck, qui conteste sa cotisation, le contraste est saisissant : « Le paiement est obligatoire, mais on ne reçoit rien en retour. » Enfin, même la NAV n’y croit plus. L’association professionnelle affirme sans détour que l’Ordre est désormais incapable de se réformer lui-même, et qu’une refonte en profondeur de sa mission et de sa structure est inévitable. En attendant cette réforme, il risque de continuer à négliger ses tâches fondamentales et à perdre le dernier reste de sa crédibilité.

Source De Morgen, VRT NWS, NAV & BAU

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