Yann Kersalé : De la connivence jaillit la (mise en) lumière.

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Né en 1955 et issu d’une lignée de marins bretons, Yann Kersalé est un plasticien qui crée des mises en lumière, principalement architecturales, depuis plus de 30 ans. Certains le considèrent comme le précurseur français de la spécialité. Architrave a eu l’occasion de s’entretenir avec ce sculpteur de la nuit. Il explique sa philosophie, la nécessaire connivence avec l’architecte, sa méthode de travail et comment il joue avec la « Manière noire » pour arriver à une « géopoétique du paysage » (pour reprendre le titre de son livre paru en 2008).

On lui doit notamment, pour ne citer que des installations pérennes, le Pont de Normandie, le Pont Jacques-Chaban-Delmas à Bordeaux, le Sony Center à Berlin et l’aéroport international de Bangkok (architecte : Helmut Jahn), la Tour Agbar à Barcelone et le Musée du quai Branly à Paris (architecte : Jean Nouvel), ainsi que le Mucem (architecte : Rudy Ricciotti) et le Vieux-Port, tous deux à Marseille.

 

Architrave : Pouvez-vous nous expliquer votre relation avec l’architecte et son œuvre ?

Yann Kersalé : « Il s’agit d’un travail sculptural, une forme de rapport à la fragilité, qui consiste en un jeu d’apparition et de disparition. Ce travail naît de la connivence et la complicité avec un certain nombre d’architectes.  Mais pas tous, parce qu’il peut y avoir incompréhension – je ne suis pas prestataire de services ni éclairagiste. Sollicité par un architecte,  je cherche à préciser d’emblée la règle du jeu. Je n’impose rien. Les architectes sont libres d’accepter ou de refuser bien entendu, et je ne vais pas faire une OPA esthétique sur leur bâti. Je vais leur faire des propositions, leur donner une idée, et il faut pour cela qu’ils acceptent cet axiome particulier qui consiste à faire un travail artistique qui se dilue à l’intérieur de la forme qu’ils ont choisie. Ce qui n’intéresse, c’est d’avoir une connivence, un travail à quatre mains, une forme de complicité. Cela évacue pas mal d’architectes… »

Architrave : La demande vient-elle de l’architecte, du maître d’ouvrage ?

Yann Kersalé : « C’est multiple. Quand c’est un commanditaire immobilier ou autre, je lui demande de rentrer directement en contact avec l’architecte. Je ne vais pas faire quelque chose derrière le dos de l’architecte. Pour moi, le créateur est l’architecte, pas le promoteur immobilier. »

 

Jean, Helmut, Rudy et les autres

Architrave : Vous avez mis en lumière plusieurs créations de Jean Nouvel et Helmut Jahn ? Comment expliquer cette complicité ?

Yann Kersalé : « Actuellement, c’est plus Ricciotti que Nouvel d’ailleurs parce que Jean n’a actuellement plus de projets à faire ensemble. Jean, c’est un ami de plus de 30 ans. Et pourquoi ces affinités avec lui ou Helmut, et Rudi aussi ? Parce qu’eux ont accepté cette histoire de conciliation entre deux créateurs et surtout cette connivence. Avec Frank Gehry, ce n’est pas possible. Même chose avec Renzo Piano et d’autres, parce qu’ils ont la volonté de tout contrôler, de tout faire eux-mêmes. Et puis, cette affinité avec Jean Nouvel, Helmut Jahn, Rudy Ricciotti, … c’est contextuel. Ce sont des gens qui font une architecture en rapport avec le lieu, pas un bel objet posé là. »

 

Faire résonner la lumière artificielle sur les matériaux

Yann Kersalé : « Je fais de la mise en lumière « asolaire » donc, une lumière qui donne sur les peaux ou les parois une apparition particulière que justement le soleil ne donne pas, aspect généré par la résonance de la lumière artificielle sur les matériaux qu’a choisi d’utiliser l’architecte. »

Architrave : Certains matériaux sont-ils impossibles à mettre en lumière ?

Yann Kersalé : « Non, je suis catégorique. Tous les matériaux présentent des phénomènes de réfléchissement, y compris les matériaux noirs, comme par exemple le béton du Mucem de Ricciotti. Même un matériau qui ne pourrait pas paraître fantastique, moi au contraire, il m’excite. Tous les matériaux, toutes les formes, toute l’architectonique qui peuvent exister m’intéressent. Je ne veux pas froisser les architectes mais j’aurais une démarche analogue si c’était un tas de cailloux. Cela peut-être des arbrisseaux en quantité, des rochers, … pour moi, il y a là aussi une architectonique. »

 

Un synopsis inspirés par le contexte

Yann Kersalé : « Mes créations sont originales, spécifiques ; je ne fais jamais deux fois la même chose parce que les architectures ne sont jamais deux fois les mêmes et surtout parce qu’on a une méthodologie très simple. On est un petit atelier uniquement de création et donc on sait très bien comment fonctionne le monde de l’architecture, les esquisses, les APS, les APT, les appels aux entreprises, et donc on va nourrir le processus du début jusqu’à la fin avec des éléments qui servent à faire avancer le truc, qu’on appelle nous le synopsis. Il y a là toute une pensée par esquisses que je réalise, avec des textes qui racontent toujours une petite histoire en lien avec le contexte. Je tâche d’avoir un rapport contextuel. Donc je tente chaque fois de faire un travail qui soit en association, pas seulement un bibelot qu’on pose sur une place, mais de faire quelque chose qui a un lien avec le lieu. Rapport à la mer, à la rivière, … rapport contextuel, qui peut être sociologique, parfois cela peut-être une architecture qui a une identité forte, comme un théâtre. Prenons l’exemple de l’Opéra de Lyon, qui respire différemment quand il y a répétition ou quand il y a représentation. »

Architrave : le Breton que vous êtes a-t-il une prédilection pour les rapports entre la lumière et l’eau ?

Yann Kersalé : « Indéniablement. Cela s’est fait au fur et à mesure. Je ne suis pas prédestiné à faire des trucs avec de l’eau. Comme je suis « littoraliste »  (je suis marin, je suis au bord de l’eau mais, en tournant le dos, j’ai la campagne juste derrière moi), un paysage au cœur d’un pays non maritime ne me dérange pas. Mais bon, il y a un rapport de fluidité avec l’eau, de réflexion lumineuse solaire, … L’eau, c’est aussi les nuages, l’évaporation, le brouillard, … l’eau, c’est sous trois formes, donc il y a beaucoup de choses à faire avec tout cela. A ce propos, j’ai un projet en cours d’installation à l’aéroport de Denver, un immense escalator dans la zone d’arrivée/départ de ce nouvel aéroport qui est en fait une immersion dans une sorte de boîte de sensations et où l’on fait, en tant que spectateur, son propre travelling. Le contenu des réflexions qu’il y aura sur cette peau très accidentée va faire vivre toutes les matières de l’eau qui existent dans le Colorado : brouillard du désert, rivières tourbillonnaires, neige des sommets, … »

 

Une méthodologie claire et lumineuse

Yann Kersalé : « Revenons à la méthodologie. Ensuite, mon équipe met en musique mon scénario sous la forme de présentations, animées ou pas, d’images de synthèse, qui servent beaucoup pour la pédagogie du projet, et puis surtout après répondre aux deux assesseurs du commanditaire que sont le financier et le technicien. On leur donne ainsi une réponse tout de suite. Pour cela, il y a une autre partie de l’atelier qui s’occupe de faire, sur les plans de l’architecte, les positionnements pour déterminer le type d’appareillage nécessaire pour réaliser les effets tels que représentés sur les images de synthèse. D’autres encore chiffrent, au prix catalogue, le projet.

J’ai un tel besoin de liberté qu’il faut que je puisse utiliser les contraintes comme un moteur de la création. En fait, je veux absorber les contraintes. Une contrainte importante, qui me met dans une logique de création plus pragmatique, c’est de savoir combien je pourrais avoir. D’ailleurs, je ne déborde jamais du prix énoncé, contrairement aux architectes. Parfois, il y a de l’abus : le commanditaire réduit le prix. Mais il y a une certaine limite, au-delà de laquelle ce n’est plus tout un moteur de création. Cela m’est arrivé de dire : Je ne peux plus, je ne vois pas comment faire avec le prix que vous donnez. Voyez plutôt un enseigniste, un éclairagiste, …

C’est clair dès le début. Une fois le synopsis accepté, on suit l’avancement de l’architecture. Souvent, il y a encore des modifications architecturales mais, comme on est là dès l’amont, on peut épouser le terrain et ça, ce n’est plus une contrainte, c’est la logique du jeu. En général, les architectes ne changent pas du tout au tout par rapport au concept initial. On entre dans une deuxième phase : une attache au projet, par laquelle on joue le rôle de directeur auprès de celui  qui va faire la maîtrise d’œuvre déléguée.

Tout juste après le synopsis, on fait des prototypes, de préférence in situ. Pour les tours, la tendance est au mock-up, un fragment de façade sur le chantier-même, avant que la tour n’émerge. Pendant tout le temps de la construction, on ne peut rien faire si ce n’est des prototypes. A quoi sert un prototype ? A montrer une fois de plus que le chose est faisable. Cela nous permet aussi d’affiner des angles et cela permet surtout à celui qui va prendre la maîtrise d’œuvre déléguée de dialoguer avec nous et de voir précisément comment les choses vont se monter. Parfois, il se passe des années, parfois moins, qui font qu’on est obligé d’attendre que le bâti émerge, que tous les bardages soient posés, que les échafaudages soient dégagés, … on arrive en bout de chaîne.

Et c’est là qu’intervient la cession d’œuvre puisque je vais faire des programmations : je vais donner le scénario de la façon dont les choses se mettent en mouvement. Prenons l’exemple de Sydney : la mer de la baie de Sydney vient se réfléchir dans la sorte de « flying carpet » accrochée en haut du bâtiment. Et donc, il y toute une programmation en lien avec l’activité du lieu, les saisons, … La programmation ne peut se faire que si tout le matériel est installé parce que cela devient le moment de la création. Puis après, il n’y a plus qu’à prendre des petits fours…

Entre le synopsis et les petits fours, on est tout le temps là. Tout le processus peut donc durer de très longues années. Pour le Quai Branly, cela a démarré en 1998 pour s’achever en 2006. »

Architrave : S’agissant de la mise en lumière d’un nouveau projet, quel est le pourcentage du budget total qui va à la mise en lumière ?

Yann Kersalé : « C’est dérisoire ! On fluctue entre 1 % pour les plus gros, et 10%. »

 

LED, et la lumière fut

Architrave : Durant toutes années, vous avez vu les technologies évoluer. Avec quelle influence sur votre travail ?

Yann Kersalé : « Je n’ai pas eu de frustrations au niveau de la réduction des appareillages puisque j’ai toujours clamé que, pour être dans le rapport contextuel, on ne doit pas voir la source. Comme je faisais du pérenne, j’ai beaucoup travaillé avec le néon, qui a fait ses preuves en terme de durée de vie et résistance aux variations climatiques. Depuis l’arrivée des LED, je n’utilise plus du tout le néon. Maintenant, on a des projecteurs LED trichromiques. Tous ces appareillages LED peuvent être pilotés comme on veut pour en faire des programmations, pour les faire respirer. L’évolution technologique a été extraordinaire pour moi car elle a été dans le sens que je souhaitais :  la faible consommation mais surtout la durée de vie des LED. Je connais les LED depuis 15 ans. Cela a été dur au départ jusqu’au moment où le monde de l’automobile s’en est emparé, entraînant une accélération des choses et une réduction des coûts qui nous permet de faire ce que l’on fait aujourd’hui. Et en plus, on peut enlever deux zéros sur la consommation électrique par rapport à ce qu’on utilisait dans le temps. Outre la consommation, il y a un intérêt pour moi, artiste, de proposer des œuvres pérennes qui durent au moins dix ans sans problèmes. Et les LED sont faits pour durer. »

Architrave : Il faut remonter assez loin dans le temps pour trouver des projets menés en Belgique. Jusqu’en 2008 pour la Grand Place de Bruxelles mais il s’agissait là d’un projet éphémère et plus loin encore pour des projets pérennes comme les ascenseurs à péniches de Strépy-Thieu. Pourquoi ?

Yann Kersalé : « Il y avait beaucoup de choses intéressantes avec les Ponts et Chaussées belges à l’époque. Les ascenseurs à péniches, Patrimoine mondial de l’Humanité, notamment. Comme les projets sont toujours portés par un homme ou par une équipe, cela a duré un certain temps avant que l’homme et l’équipe ne partent à la retraite. Depuis, je n’ai plus rien eu. Sauf à Mons, l’hôpital Notre-Dame de la Rose, un projet « serpent de mer » extraordinaire, qui va très lentement. Je crois que c’est mon projet le plus long aujourd’hui, on doit frôler les 12 ans, 15 ans. On y va tous les deux ou trois ans pour ajouter un élément du synopsis mais ce n’est pas encore fini. »

 

Le texte de cet article est paru dans le numéro 186 de la revue architrave.

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